Un drone isralien survole un bâtiment de Bat Yam, au sud de Tel Aviv, détruit par des missiles iraniens, le 15 juin 2025.Jack GUEZ / AFP
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Entretien

Tony Fortin : « Nous demandons une commission d’enquête sur la coopération militaire française avec Israël »

9 min
Tony Fortin Chargé de recherche à l’Observatoire des armements

Entre les révélations du média Disclose sur les livraisons de matériel militaire d’une entreprise française à Israël via le port de Marseille et la présence d’entreprises israéliennes d’armement au salon international de l’aéronautique et de l’espace du Bourget (16-22 juin), les critiques se multiplient sur les relations franco-israéliennes en matière militaire. Ce lundi 16 juin, les stands de quatre industriels de l’Etat hébreu ont été fermés par des panneaux noirs installés sur demande des autorités françaises car elles n’auraient pas respecté la consigne de ne pas exposer « d’armes offensives ». Le président israélien a vivement dénoncé cette fermeture.

Le ton monte entre Paris et Tel Aviv. Mais en réalité, les deux pays poursuivent leurs coopérations militaires, comme le montre la dernière note de l’Observatoire des armements, un centre d’expertise indépendant. Tony Fortin, chargé de recherche de l’Observatoire, détaille les résultats de cette étude.

La justice française a rejeté la requête d’associations lui demandant de bannir les entreprises israéliennes du salon du Bourget. Comment analysez-vous cette décision ?

Tony Fortin : C’est une décision difficile à comprendre, d’autant plus que…

Les révélations du média Disclose sur les livraisons de matériel militaire d’une entreprise française à Israël qui devaient transiter par le port de Marseille et la présence d’entreprises israéliennes d’armement au salon international de l’aéronautique et de l’espace du Bourget, qui se tient du 16 au 22 juin, soulèvent de nombreuses critiques.

Ce lundi 16 juin, les stands de certains industriels de l’Etat hébreu ont été fermés par des panneaux noirs installés sur demande des autorités françaises car elles n’auraient pas respecté la consigne de ne pas exposer « d’armes offensives ». Le président israélien a vivement dénoncé cette fermeture.

Le ton monte entre Paris et Tel Aviv, bien qu’en réalité les deux pays continuent leurs coopérations militaires, comme le montre la dernière note de l’Observatoire des armements, un centre d’expertise indépendant. Tony Fortin, chargé de recherche de l’Observatoire, détaille les résultats de cette étude.

La justice française a rejeté la requête d’associations lui demandant de bannir les entreprises israéliennes du salon du Bourget. Comment analysez-vous cette décision ?

Tony Fortin : C’est une décision difficile à comprendre, d’autant plus que les industriels israéliens avaient été exclus de précédents salons, comme Eurosatory en 2024, sur décision du gouvernement. Il est incohérent qu’ils soient autorisés au Bourget, alors qu’ils sont directement impliqués dans les activités de l’armée israélienne, accusée de crimes de guerre aujourd’hui largement documentés.

La décision des autorités françaises s’explique aussi par les nombreuses coopérations existantes entre des entreprises françaises et israéliennes. Même si ces échanges ne représentent pas un poids économique majeur, ils ont une forte dimension politique. Par ailleurs, les entreprises françaises dépendent, dans certains domaines, des avancées technologiques israéliennes, notamment dans la recherche et développement militaire. Elles ne souhaitent pas se priver de ce savoir-faire.

Emmanuel Macron affirme que la France ne vend plus d’armement à Israël. Qu’en est-il, selon votre dernier rapport ?

T. F. : Tout dépend de ce que l’on appelle « armement ». Effectivement, la France ne vend plus de matériel fini ou assemblé depuis les années 1970 à Israël. Avant cette date, Paris a vendu des chars, des avions de chasse et même un réacteur nucléaire qui a permis à l’Etat hébreu de se doter de la bombe atomique – la coopération militaire entre les deux pays était très étroite.

Aujourd’hui, la situation est différente. Israël dispose d’une industrie de défense puissante, autonome et irriguée par une aide militaire massive des Etats-Unis. Pour autant, la coopération avec Paris s’est prolongée sous d’autres formes. Par exemple, en matière de drones, la France s’est efforcée de capter le savoir-faire israélien dans les années 2000 sans lequel les drones Harfang de l’armée française n’auraient pas vu le jour. Autre exemple, des entreprises hexagonales continuent d’acquérir des solutions d’intelligence artificielle qui ont servi pendant les dernières guerres à Gaza.

« L’entreprise Exxelia, visée par une plainte pour complicité de crimes de guerre, continue ses exportations de composants de pointe à des entreprises israéliennes »

En parallèle, les exportations de pièces et de composants vers Israël se poursuivent. La filière de la connectique militaire, qui compte des entreprises comme Radiall ou Amphenol Socapex, livre des composants militaires à Israël. L’entreprise Exxelia, visée par une plainte pour complicité de crimes de guerre car l’un de ses composants avait été retrouvé sur le site d’une frappe ayant tué trois enfants à Gaza en 2014, continue ses exportations de composants de pointe à des entreprises israéliennes proches du monde de la défense.

Il est difficile d’obtenir des informations complètes sur les exportations françaises car les données manquent. Dans notre rapport, nous avons analysé les filiales indiennes des entreprises françaises pour observer les transferts. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de transferts directs depuis le sol français, mais on ne peut pas les identifier car les données douanières françaises et israéliennes ne sont pas ouvertes. On doit passer par des tiers, comme l’Inde, qui est un pôle d’industrialisation dans le cadre de la mondialisation de l’armement.

Les révélations de Disclose sur le matériel militaire de l’entreprise française Eurolinks qui devait être expédié vers Israël depuis le port de Marseille – avant d’être bloqué par les dockers – n’entrent-elles pas en contradiction avec les déclarations des autorités françaises ?

« La distinction entre armement offensif et défensif n’a pas de fondement : les usages sont généralement mixtes »

T. F. : Potentiellement, oui. Il s’agit de pièces de fusils-mitrailleurs, donc d’armes au sens strict. Le ministère des Armées explique que la France n’exporte que du matériel défensif ou destiné à la réexportation. Mais ce sont des éléments de langage. La distinction entre armement offensif et défensif n’a pas de fondement : les usages sont généralement mixtes. Même des systèmes antiaériens peuvent servir d’artillerie.

Il est également très difficile d’affirmer que ces armements sont destinés à la réexportation. Pour cela, il faudrait que le ministère des Armées divulgue les licences détaillées. Et les certificats d’utilisateur final, censés garantir que le matériel militaire finisse dans les bonnes mains, sont régulièrement violés, comme l’a montré Amnesty international dans le cas des technologies fournies aux Emirats arabes unis et retrouvées au Soudan.

Du point de vue du droit, quelles sont les obligations de la France en matière de fourniture d’armes à un pays en guerre ?

T. F. : Plusieurs textes s’appliquent. La Convention de Genève, la Position commune de l’Union européenne de 2008 ou encore le Traité sur le commerce des armes de l’ONU (2014) interdisent de livrer des équipements militaires s’il y a un risque d’utilisation de ces armes pour la violation du droit humanitaire, contre des civils ou venant renforcer des conflits. Le problème c’est qu’il revient aux Etats eux-mêmes d’évaluer ce risque. Il y a une forme de schizophrénie car l’Etat est également en charge de la promotion des ventes et des exportations de son matériel militaire…

C’est pour cela que nous militons pour la mise en place d’un contrôle parlementaire de l’action du gouvernement. En France, une commission parlementaire de contrôle des exportations d’armement, lancée après la mobilisation civile autour des armes utilisées au Yémen, vient de lancer ses travaux. Elle doit affirmer son indépendance et produire une contre-expertise pour que l’opinion publique soit informée des conflits dans lesquels la France pourrait être impliquée.

Il faut également rappeler que le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits humains demande aux entreprises d’armements de cesser leurs transferts d’équipements militaires à Israël au regard du « risque de génocide » à Gaza.

Quant aux entreprises françaises, quels sont les risques judiciaires qu’elles encourent en cas de non-respect du droit ?

« Dassault, Thalès et MBDA, trois géants de l’armement, sont également visés par une plainte déposée en 2022 à Paris par trois ONG »

T. F. : L’entreprise Exxelia est visée par une plainte pour complicité de crimes de guerre en France, on l’a déjà mentionné. Ce n’est pas la seule, Dassault, Thalès et MBDA, trois géants de l’armement, sont également visés par une plainte déposée en 2022 à Paris par trois ONG pour complicité de crimes de guerre, dans le conflit au Yémen.

Les firmes que nous avons interrogées dans le cadre de cette étude n’ont jamais affirmé qu’elles avaient suspendu leurs liens avec Israël. Exxelia, par exemple, nous a indiqué que ses exportations vers le pays étaient « à ce jour limitées aux produits destinés à la réexportation par Israël et/ou à un usage strictement défensif ». Un argumentaire qui ressemble à celui du ministère des Armées et qui occulte le fait que les pièces et les composants s’adaptent à une variété d’usages et ne sont pas tracés après la livraison.

Vous avez décidé de vous concentrer sur six entreprises françaises dans votre dernier rapport. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous leur reprochez en matière d’échanges militaires avec Israël ?

T. F. : Nous avons réuni un faisceau d’indices montrant l’implication de ces entreprises dans l’écosystème sécuritaire israélien. Nous avons notamment étudié les transferts de composants. Avec les données disponibles, il est difficile de dire si ces cas sont représentatifs, mais ils suffisent à démontrer que la filière française de la connectique est étroitement liée au secteur militaire israélien.

Ces entreprises livrent un grand nombre de connecteurs destinés aux drones, aux missiles, etc. Certaines disposent même de filiales en Israël pour adapter le matériel aux demandes spécialisées des clients militaires israéliens.

« Des entreprises comme STMicroelectronics bénéficient, notamment dans le domaine de la détection infrarouge, d’une technologie issue de l’expérience militaire à Gaza »

Nous avons aussi voulu montrer la porosité entre les secteurs civil et militaire en Israël. Les transferts de technologies, voire de personnel, sont fréquents. Des entreprises comme STMicroelectronics bénéficient, notamment dans le domaine de la détection infrarouge, d’une technologie issue de l’expérience militaire à Gaza. Celle-ci, perfectionnée en visant et en tuant des Palestiniens, sert aujourd’hui à l’industrie automobile pour les véhicules connectés, afin d’identifier des obstacles et éviter des piétons. Cela doit nous interroger en tant que consommateurs car l’achat de ces voitures connectées peut soutenir indirectement la machine de guerre israélienne.

La France a livré pour 30 millions d’armements à Israël en 2023, très loin derrière ses livraisons à l’Arabie saoudite par exemple (268 millions)…

T. F. : Oui, ce n’est pas massif mais significatif. Cependant, Paris a exporté pour 192 millions d’euros de biens à double usage (militaire et civil) à Tel Aviv en 2023, en forte hausse par rapport à 2022 (34 millions). On parle essentiellement de matériel électronique, soit exactement ce que l’on pointe dans notre rapport.

Mais je veux vraiment insister sur le fait que la coopération est multidimensionnelle : au-delà des ventes, les entreprises françaises cherchent aussi à capter des technologies, en finançant des start-ups israéliennes, en les accompagnant. Tout cela entretient l’écosystème de la tech israélienne, elle-même liée au secteur de la défense.

Aujourd’hui, que demandez-vous aux pouvoirs publics français ?

« Il faut que l’on puisse établir la responsabilité de la France par rapport à ce qu’il se passe à Gaza »

T. F. : Nous demandons aux parlementaires d’initier une commission d’enquête sur cette coopération militaire multidimensionnelle française avec l’Etat hébreu. Il faut que l’on puisse établir la responsabilité de la France par rapport à ce qu’il se passe à Gaza. Nous avons besoin d’un travail de recherche complet, indépendant à la fois du gouvernement et des ONG pour avoir un diagnostic partagé par tous. Un vrai débat doit s’installer, sur la base des faits.

Propos recueillis par Eva Moysan

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